Leur présence est ici totalement atypique. Dans la plaine girondine, les hêtres sont situés en dehors de leur aire de répartition habituelle, les montagnes du Sud de l’Europe. Ces arbres ont de surcroît les pieds dans l’eau du Ciron alors qu’ils sont habituellement intolérants aux excès d’eau… Voilà de quoi intriguer un généticien, Alexis Ducousso, quand il s’installe à Pujols-sur-Ciron au début des années 90.
« La première fois que je suis allé me promener dans la hêtraie, je me suis dit “il y a quelque chose qui cloche, c’est très bizarre”, raconte cet ingénieur de recherche à l’INRA (institut national de recherche agronomique) de Cestas. J’ai observé un assemblage très spécial d’espèces d’arbres d’origine à la fois méditerranéenne, atlantique et montagnarde. Le climat est ici trop chaud et trop sec l’été et pas assez froid l’hiver pour les hêtres. Alors on a commencé à phosphorer. »
A la tête d’un groupe en charge de la gestion et de la conservation des ressources génétiques des chênes et des hêtres au sein de l’INRA, Alexis Ducousso et ses collègues se lancent dans l’étude de ce cas si spécial. Ils découvrent que la hêtraie du Ciron est la seule ripisylve (forêt riveraine d’une rivière) d’Europe.
Une forêt fossile unique au monde
En 2014, le généticien et son équipe parviennent à démontrer, grâce à la datation au carbone 14, que la hêtraie du Ciron est âgée d’au moins 43 000 ans et que les gorges du Ciron ont servi de refuge glaciaire au hêtre.
« La présence actuelle du hêtre dans les gorges fait de ce lieu le seul cas mondial connu de site utilisé comme refuge glaciaire et refuge postglaciaire par une espèce, révèle l’étude scientifique. Le hêtre s’y maintient à présent grâce à un climat humide continu, un substrat calcaire riche et une faible intervention humaine liée à l’encaissement des gorges ».
Autre découverte, alarmante, la hêtraie longue d’une trentaine de kilomètres au début des années 90, ne fait plus que 4,5 km aujourd’hui. Comment cette quasi-disparition s’explique-t-elle ? Une étude réalisée en 2013 pour le syndicat mixte du Ciron avance quatre raisons principales sans les hiérarchiser.
Coulé par le robinier ?
Le robinier est notamment mis en cause. Cette espèce d’arbre exotique invasive autrement appelé faux-acacia, a freiné le développement des autres espèces. Elle a été importée d’Amérique du Nord pour fabriquer des piquets de vigne grâce à son bois naturellement imputrescible.
Malheureusement, « le robinier envahit progressivement les rives en fixant l’azote atmosphérique, modifiant ainsi le sol et banalisant la flore », expliquent les spécialistes de la forêt.
Autres causes : l’urbanisation, l’agriculture et la pratique en bordure du Ciron de la coupe rase (pratique sylvicole consistant en l’abattage de la totalité des arbres d’une parcelle d’une exploitation forestière).
« Les coupes rases peuvent modifier les conditions climatiques locales en exposant la ripisylve aux vents et en altérant les conditions d’humidité et de luminosité nécessaire aux espèces, indique le rapport de l’INRA. De plus, ces coupes rases (…) peuvent favoriser » le robinier.
Face à ce constat, en 2006, la Sepanso (fédération des sociétés pour l’étude, la protection et l’aménagement de la nature dans le Sud-Ouest), association dont Alexis Ducousso est membre, décide de lancer une campagne de sensibilisation à destination du grand public.
De bons plants
Les écologistes distribuent 2700 plants de hêtre qui sont plantés, notamment par les enfants dans les écoles, le tout dans une période tendue dans cette partie de la Gironde, où la mise en place des zones Natura 2000 suscite une vive opposition.
Le Ciron, hotspot de biodiversité
Le Ciron, « l’or des sables », est un affluent de la Garonne. La rivière prend sa source à Lubbon dans les Landes et termine sa course à près de 98 km de là, à Barsac en Gironde, après avoir traversé le Lot-et-Garonne.
Le Ciron étant principalement bordé d’une forêt galerie, ses eaux sont fraîches et ne dépassent pas les 14 à 16 degrés. Tout au long de son chemin, son débit augmente sous les apports de ses nombreux affluents qui représentent plus d’un millier de kilomètres de cours d’eau.
Il abrite une vingtaine d’espèces de poissons dont des migrateurs comme la lamproie. La loutre a re-colonisé en quelques années le Ciron. La tortue Cistude est encore bien présente.
« Cette campagne envers le grand public a fait basculer l’hostilité des gens du pays », se rappelle Alexis Ducousso, élu peu après vice-président du syndicat mixte de l’aménagement du Ciron qui prend en gestion le S.A.G.E (Schéma d’aménagement et de gestion des eaux du Ciron) et le programme Natura 2000.
Des travaux de restauration de la continuité écologique du cours d’eau sont entrepris comme l’arasement du barrage de Villandraut en 2014, afin de rétablir la migration et la circulation des poissons, ainsi que l’écoulement des sédiments. Tortue cistude, Martin-pêcheur, aigle botté, écrevisse à pattes blanches…
La vallée du Ciron n’abrite pas seulement une des forêts les plus anciennes d’Europe, mais aussi de nombreuses espèces rares de poissons (lamproie de planer, toxostome), de mammifères (chauve-souris, genette, loutre, vison d’Europe…) et de plantes (linaire de Sparte, anémone rouge).
Faînes efforts
En 2013, un inventaire très précis des hêtres est réalisé. Après deux ans de travail, le syndicat mixte dénombre 7095 individus et les géolocalise. En complément d’un programme de recherche et d’enseignement en collaboration avec l’Université de Bordeaux, le Conservatoire Botanique National Sud-Atlantique et le Centre Régional de la Propriété Forestière, plusieurs actions de conservation sont mises en place.
Le syndicat mixte décide notamment de ramasser des faînes (fruits du hêtre qui contiennent les graines) et de les planter. Si les débuts sont difficiles, avec quelques ratés, en 2016, un miracle survient :
« On a récolté 10 000 faînes lors de cette année exceptionnelle, s’enthousiasme Alexandra Quenu, animatrice Natura 2000 au syndicat mixte du Ciron. Nous les avons mis directement en pépinière et fait germer, avec succès. »
5000 jeunes hêtres issues de cette récolte ont été plantés en 2018 dans le secteur de Bernos-Bealac, les 5000 autres ont été plantés en novembre dernier.
« Nous saurons dans 3 à 5 ans si la hêtraie a repris de la vigueur grâce à ces plantations. Pour le moment, nous avons recensé 750 arbres reproducteurs, il en faudrait 2000 pour assurer la pérennité de la hêtraie, selon les lois de la génétique » explique l’animatrice.
Un hêtre vous manque et tout est des peupliers
Il reste encore du chemin pour tenter de sauver la hêtraie du Ciron, d’autant que le hêtre est une espèce commune non protégée. Ainsi, juridiquement, rien ne peut empêcher son abattage, même si les campagnes d’information menée depuis plus de 10 ans ont porté leurs fruits auprès des habitants.
C’est pour cela que le syndicat mixte, en lien avec le Département de la Gironde s’est également lancé dans le rachat de propriétés en bordure de Ciron. Ce sont sur ces terrains, surtout situés au niveau des gorges du Ciron (entre Villandraut et Bernos-Beaulac, notamment à Pompéjac), que les plantations de hêtres sont effectuées.
« Nous sommes en train de travailler à la mise en place d’une zone de préemption des espaces naturels sensibles, explique Alexandra Quenu. Si un propriétaire souhaite vendre, le Département sera prioritaire à l’achat. »
La scientifique imagine à l’avenir la reconversion possible de parcelles de pins en forêt mixte avec des feuillus, sachant qu’il est aussi possible de faire pousser des hêtres sous des pins.
Chamboulant réchauffement
« On ne sait pas encore si on a endigué la disparition de la hêtraie, tempère toutefois Alexis Ducousso. Nous avons mis en place une série d’actions positives. Est-ce que l’on parviendra à gagner cette course ? On ne sait pas d’autant que le changement climatique peut tout chambouler. »
En effet, le microclimat de la vallée du Ciron pourrait être bouleversé par la hausse des températures et la sécheresse. Les scientifiques de l’INRA et de l’Université de Bordeaux ont découvert ici un système complexe qui abrite plusieurs microclimats différents, avec des différences de températures de 6 à 7 degrés entre le bord du Ciron et le plateau, sur maximum 15 mètres de dénivelé !
Pour le scientifique, avec le réchauffement climatique, il y a un risque que la hêtraie du Ciron sorte de son enveloppe bioclimatique, donc de sa zone de confort, ce qui pourrait conduire à une disparition du peuplement.
Consciente de la menace, l’ONF (office national des forêts) a intégré le hêtre du Ciron à son programme Giono. Il s’agit d’une expérimentation de migration assistée d’essences menacées par le réchauffement climatique du Sud vers le Nord, avec plantation dans la forêt de Verdun.
Si aucune étude scientifique ne démontre pour le moment un lien entre la hêtraie et le vin de Sauternes, il existe un lien entre le Ciron et la hêtraie , ainsi qu’entre le Ciron et le vignoble. Nul n’ignore en effet par ici l’effet de la brume qui se forme grâce à la fraîcheur du Ciron, propice au développement du botrytis cinerea. Ce champignon – la pourriture noble – permet d’obtenir les arômes caractéristiques du Sauternes. Alors, au-delà des risques de disparition de la hêtraie du Ciron, faut-il s’inquiéter aussi pour le vignoble ?
Et la LGV dans tout ça ?
En 2014 et 2015, les associations écologistes comme la Sepanso ainsi que plusieurs propriétaires de grands crus classés du Sauternais se sont mobilisés contre le projet de ligne à Grande Vitesse Bordeaux-Dax et Bordeaux-Toulouse. Dans sa contribution à l’enquête publique menée en 2014, le syndicat du Ciron alertait sur le tracé de la LGV « extrêmement dommageable pour le bassin versant » avec plus de 30 cours d’eau traversés et 3 viaducs prévus sur le Ciron lui-même.
» Le bassin versant est scindé en 3 parties par plus de 70 km de lignes nouvelles qui épousent de façon déconcertante le tracé du Ciron », expliquait-il alors.
« On a déjà eu l’A65, ce n’est pas possible d’avoir la LGV, se désole Alexandra Quenu, animatrice Natura 2000 au syndicat du Ciron. La partie vignoble et hêtraie sera isolée de la partie sud, avec de graves conséquences sur la continuité écologique, les microclimats et le fonctionnement de la zone humide ».
Si le projet ne fait plus la une de l’actualité, il semble néanmoins continuer son petit bonhomme de chemin. Ainsi le projet a été reconnu « prioritaire » en 2018 par Elizabeth Borne alors ministre des Transports (et désormais de la transition écologique), mais avec un horizon lointain (à partir de 2028 pour le tronçon Toulouse-Agen, puis d’ici 2037 pour Agen-Bordeaux).
En octobre dernier lors d’une visite à Toulouse, le Ministre de l’Action et des Comptes Publics Gérard Darmanin s’est dit prêt à accompagner les collectivités locales (Région Nouvelle Aquitaine et Occitanie notamment) dans la création d’une société de financement, avec création d’une fiscalité dédiée pour financer le projet en dehors des budgets de l’Etat et des collectivités. Mais la création d’un taxe locale supplémentaire raisonne dangereusement aux oreilles, un an après la crise des Gilets Jaunes.
Source : Rue89Bordeaux.com